Jan Dismas ZELENKA (Lounovice 1679 - Dresde 1745)

Résumé
Elève des Jésuites au Clementinum à Prague, il écrivit 3 Cantates pour cette institution. Contrebassiste, il partit en 1710 pour Dresde où il fit toute sa carrière entrecoupée de séjours à Venise et à Vienne où il aurait pris des leçons respectivement avec Lotti et Fux, mais ses œuvres ne montrent aucune influence de ces maîtres. A Dresde, où le poste de maître chapelle était vacant, la cour lui préféra J.A. Hasse. On peut en conclure que ses compositions n’étaient pas reconnues à leur mérite. Bach et Telemann le tenait pourtant en grande estime pour sa maîtrise : le jeu subtil des techniques du contrepoint lui était familier mais sans qu’il prenne le dessus sur l’esprit de la composition.\\\"L’équilibre entre le contenu thématique, l’harmonie, le rythme et le contrepoint est rarement troublé et encore, uniquement pour le plaisir de l’expérimentation.\\\" (Grove) Une autre particularité de ses partitions est l’indication fréquente des nuances d’intensité. Longtemps connu pour sa seule musique sacrée - plusieurs Messes, Requiems, Magnificat, etc.- il est enfin apprécié pour ses œuvres instrumentales comme les 6 Sonates pour 2 hautbois et basson, la Symphonie à 8, le Concerto à 8. Un grand compositeur qui retrouve petit à petit la place qu’il mérite.



Extrait du Cahier 61 :

Jan Dismas ZELENKA
(Louňovice, Bohême, 1679 - Dresde, Saxe, 1745)

Il y a un « Mystère Zelenka » ou plutôt plusieurs mystères au sujet de ce compositeur qui reste trop largement méconnu, surtout en France : le premier de ces mystères est de comprendre pourquoi celui qui est surnommé le « Bach tchèque » et est chronologiquement le premier des cinq très grands de la période baroque - par ordre d’« entrée en scène »- Zelenka lui même, Jean-Philippe Rameau –1683– puis Georg Friedrich Haendel, Jean Sébastien Bach et Domenico Scarlatti – (les trois derniers en 1685) n’est pas reconnu à l’égal de ses quatre prestigieux contemporains.

Le deuxième mystère est du même ordre. Pourquoi donc Zelenka est-il plus ou moins rabaissé dans l’histoire de la musique tchèque, par rapport à ses quatre grands successeurs, Smetana, Dvořák, Janáček et Martinů ? Bien sûr pas dans son propre pays mais quand même un peu trop chez nous.

Enfin, et ce n’est peut être pas seulement anecdotique, pourquoi s’est-il partiellement « débaptisé » en renonçant à son second prénom, Lukáš, pour adopter celui de Dismas ? Après beaucoup d’interrogations, je me suis fait ma petite idée mais elle n’est qu’intuitive et donc largement sujette à caution. Mais elle pourrait expliquer bien des choses…

Remarquons aussi que les études les plus sérieuses sur Zelenka sont soit en langue tchèque (que je ne maîtrise pas du tout) soit en langue allemande (que je lis très mal) et que seul livre en français – celui de Stéphane Perreau, voir Bibliographie - est relativement décevant.

Je me suis donc basé essentiellement sur le très bon livre en anglais de la musicologue australienne Janice B. Stockigt (voir Bibliographie), sur des recherches de textes par Internet ainsi que sur les notices de présentation des divers disques de ma discographie personnelle (voir Discographie). Qu’il me soit permis de regretter que le grand musicographe belge, Harry Halbreich, spécialiste reconnu de Zelenka et ami de notre Mouvement, n’ait jamais écrit le livre fondamental qui reste nécessaire dans notre langue…

Par ailleurs, le catalogue des œuvres de Zelenka (ZWV*) qui me servira à désigner chaque œuvre évoquée n’est pas un catalogue chronologique mais thématique ; il ne faut donc ne pas se tromper : le numéro ZWV ne donne aucune indication a priori sur la période de composition. :

* Zelenka Werk Verzeignis – Catalogue des Œuvres de Zelenka


I. Les débuts

On ne connaît pas la date de naissance précise du compositeur : à cette époque ce sont les registres de baptême qui font foi : c’est le 16 octobre 1679 que Jan Lukáš Zelenka est baptisé dans la petite église de Louňovice, bourgade au sud-est de Prague (à une centaine de kilomètres environ).

Trois points sont à relever :

A. Le prêtre qui le baptise, curé de la paroisse et ami de son père, est un neveu de Jan Amos Komenský (le fameux Comenius1, 1592-1670, grand philosophe et réformateur des méthodes d’éducation).

B. Le mont Blaník, haut lieu des légendes tchèques2, est à moins de cinq kilomètres ; la ville de Tábor, haut lieu de l’histoire du mouvement hussite3, est à une trentaine de kilomètres.

C. Son origine familiale : Zelenka est issu d’une longue lignée de « Kantoře »4 ; son père, Jiřík Zelenka s’était installé à Louňovice vers 1677 pour s’y marier. Jan Lukáš est le premier enfant du couple. Il eut ensuite deux frères et cinq sœurs ; seul le plus jeune des frères devint lui aussi musicien mais sans laisser de trace notable dans l’histoire de la musique tchèque.

Nous avons donc bien-là un homme qui est totalement issu de la tradition musicale et culturelle bohémienne.

Jan Lukáš reçoit une première éducation musicale de son père ; puis, après sa confirmation, il est envoyé à Prague, au collège des Jésuites de Saint Nicolas, dont l’église (une des plus intéressantes de Prague) située sur la place de Malá Strana (Malostranské námestí, au-dessous du Château) fait face au palais Lichtenstein, actuellement occupé par l’Académie de Musique.

Il fait partie du choeur et joue du violone (ancêtre de la contrebasse). C’est là qu’il compose sa première œuvre référencée (ZWV 245) dont seul subsiste le texte Via Laureata ; la musique en est malheureusement perdue. Il s’agit d’un drame musical avec texte en latin, mis en scène, musique et danses, joué par les étudiants du collège dans le style en vogue à la cour viennoise des Habsbourg. Le texte qui subsiste est daté de 1704 et porte la mention du compositeur de la musique sous le nom de Jan Dismas Zelenka.

Le jeune musicien passe ensuite au Klementinum, le plus renommé des quatre collèges jésuites de Prague, situé sur l’autre rive de la Vltava, donc de l’autre côté du Pont Charles (Il suffit de passer le pont, comme a chanté Georges Brassens). Là, il subit probablement l’influence du moine Černohorský (1684-1742) qui lui communique son admiration pour la musique italienne. Il existe de cette période des copies d’œuvres (certes de la main de Zelenka) tirées du trésor musical des Papes : Pier Luigi da Palestrina et Cristobal de Morales, mais ce sont probablement des copies de copies déjà dans la bibliothèque des Jésuites du Klementinum.

Les premières oeuvres de Jan Dismas, par exemple Immisit Dominus pestilentiam ZWV 58 (1709), oratorio pour la cérémonie du Saint Sépulcre, attirent l’attention sur lui et la protection, notamment d’un noble Bohémien (bien que de nom germanique) le comte Josef Ludwig Hartig qui le recommande à la cour de Dresde. Le manuscrit d’Immisit mentionne d’ailleurs la résidence du compositeur chez le comte Hartig.

II. Dresde

Le prince-électeur de Saxe (ainsi désigné car il participait à l’élection de l’empereur au trône du Saint Empire romain germanique, bien que la lignée des Habsbourg régnât sans interruption depuis le XVème siècle, l’élection restait un passage obligé) Frédéric-Auguste Ier le Fort venait d’être élu roi de Pologne (1694, sous le nom d’Auguste II5) et s’était converti au catholicisme pour pouvoir prétendre à cette couronne (nous avons bien un précédent en France : Paris vaut bien une messe !)

Le prince imposant sa religion au territoire (« cujus regio, ejus religio » bien que, pour le royaume de Pologne, ce fut l\'inverse !), une nouvelle liturgie devait donc être développée à Dresde et, les Jésuites de Prague exerçant une forte influence sur cette transformation, il n’est pas surprenant qu’un de leurs meilleurs élèves y soit attaché.

La date d’arrivée de Zelenka à Dresde n’est pas connue exactement, 1709 ou 1710. Mais, à l’exception de quelques voyages, - Italie ? -, Vienne, avec retours temporaires à Prague, (les musiciens ont toujours beaucoup voyagé, complétant ainsi leur formation) il devait sa vie durant rester attaché à cette cour, sans obtenir pour autant le poste « suprême » de maître de chapelle. Ainsi est nommé à ce poste en 1721 le bien moins original Johann David Heinichen, Zelenka n’étant que son suppléant, en qualité de « musicien et compositeur de la Chambre royale ». Après la mort de Heinichen (1729), ce sera Jan Adolf Hasse qui le remplacera (1731), Zelenka restant lui-même adjoint.

III. La fin de la formation : voyages ?

Les preuves d’un ou plusieurs voyages en Italie sont rares… La seule « quasi preuve » est un document issu des comptes financiers de la Cour de Dresde daté de 1715 où il est mentionné la somme de 300 thalers pour chacun de quatre musiciens, dont « Selencka », pour frais de voyage en Italie. Dans les œuvres connues, aucune n’est signée ni datée d’Italie. Il est donc probable qu’à l’exception du voyage de 1715 dont l’itinéraire nous est inconnu, (même s’il est peu vraisemblable que Venise n’ait pas été visitée), notre homme n’ait pas beaucoup voyagé.

Il n’y a pareillement aucune trace du moindre contact avec les grands compositeurs français de l’époque (Couperin puis Rameau), si ce n’est la présence de nombreux instrumentistes français dans la chapelle royale de Dresde (six en 1709 ; sept, dix ans plus tard). De même, il ne semble pas que Zelenka ait eu connaissance des œuvres de Purcell et de William Byrd. En revanche, assez nombreuses sont les œuvres signées et datées de Vienne ou de Prague : Vienne, surtout, à l’époque sorte de creuset fusionnel multiculturel avec une influence italienne prépondérante. Quant à Prague, à mi-chemin entre Dresde et Vienne, ce n’était qu’un retour naturel à son éducation initiale. Mais, en dehors de ces déplacements tout à fait normaux au sein de l’Empire, Zelenka semble avoir peu voyagé, ce qui était, redisons-le, assez rare pour un musicien cherchant à parfaire son éducation. Ce n’est pourtant pas faute, de la part de Zelenka, d’avoir demandé à ses souverains successifs ce que nous appellerions aujourd’hui des « permissions de sortie ».

Nous avons peut-être ici un début d’explication du relatif manque de notoriété de Jan Dismas. En effet les souverains de Dresde se sont montrés extrêmement jaloux de leur compositeur : que ce soit Auguste II le Fort ou son successeur Auguste III, ces souverains n’accédèrent que très rarement aux désirs de Zelenka.

Plus même : il existe une légende selon laquelle Jean-Sébastien Bach, de passage à Dresde (probablement en 1717, pour le « défi » - avorté - contre l\'organiste français Louis Marchand), se serait vu refuser par le souverain saxon la permission de recopier les œuvres de Zelenka. (C’était alors une coutume très répandue chez les compositeurs désireux d’assimiler les styles de leurs collègues, Zelenka n’étant pas le dernier à faire l’objet de la curiosité de Bach qui a recopié Couperin, Rameau, transcrit Vivaldi, etc.).

Mais est-ce réellement une légende ? Il est certain que Wilhelm Friedemann, aîné des fils du Cantor de Leipzig, a travaillé à Dresde en 1733 en qualité d’organiste, où il a donc connu Jan Dismas. Selon plusieurs sources il aurait copié alors certaines de ses oeuvres - à la demande de son père ? - nous l’ignorons. (À propos des relations entre J. S. Bach et Zelenka, voir mon PS en fin de ce texte). De cette épqoue (autour de 1720), datent quelques-unes des pièces instrumentales qui nous restent :

− Caprici ZWV 182 à 185 (Vienne) ; Concerto à huit ZWV 186, Hypocondrie à sept ZWV 187, Ouverture concertante à sept ZWV 188, Sinfonia à huit ZWV 189 (Prague), autant de pièces dont l’originalité nous fait regretter que le compositeur n’ait pas été plus fécond en la matière.

IV. À nouveau Dresde

Dès cette période, notre compositeur semble avoir compris qu’il ne pourra jamais s’affranchir de la tutelle de la cour de Dresde : ses requêtes aux souverains (à Maria-Josepha, épouse d’Auguste III -1732, au roi Auguste III lui même - 1736) ne portent plus que sur des questions de rémunération (Jan Dismas semble avoir été un des moins bien payés des instrumentistes de l\'orchestre, mais, là aussi, j\'ai peut-être une explication.)

Il remplit sa fonction à la cour, comme simple adjoint d’hommes moins talentueux que lui. Il doit en prendre un peu ombrage car on le dit de caractère mélancolique, plutôt renfermé, parfois colérique. En fait, outre ses fonctions de copiste et de continuiste (voir plus loin), il n’accomplit que les déplacements habituels vers Prague et Vienne, avec la cour.

Pendant un séjour à Vienne, il compose ses six Sonates en Trio ZWV181, vraisemblablement son œuvre instrumentale la plus importante. Mais, ici encore, les avis des experts divergent quant à la datation réelle de cette composition : 1715/16 (d’après la date de fabrication du papier au filigrane spécial de la cour; c’est dire l’incertitude sur cette date) ou 1721/22 ?

L‘œuvre est destinée à l’un des plus fameux hautboïstes du temps, François La Riche, membre de l’orchestre de la cour de Dresde depuis 1700. Néanmoins comme cet instrumentiste semble avoir eu beaucoup plus de liberté que son confrère contrebassiste, il est assez difficile d’avoir des certitudes sur les dates.

C’est à Prague (ou du moins pour Prague) que Zelenka compose en 1723 l’un de ses chefs d’œuvre les plus remarqués, le mélodrame Sub Olea Pacis et Palma Virtutis ZWV 175, en l’honneur du couronnement comme roi de Bohême de l’Empereur Charles VI (la commande a été faite par les Jésuites du Klementinum).

Tout ceci pose la vraie question sur la carrière de notre compositeur : pourquoi les souverains ont-ils été si restrictifs quant aux déplacements du plus talentueux de leurs compositeurs et n’ont jamais voulu l’honorer par la nomination la plus prestigieuse ? Est-il d’autres raisons à ce relatif étouffement, que la jalousie des souverains ? Zelenka a donc laissé la réputation d’être assez renfermé, irritable et même parfois colérique. Mais cela suffit-il à expliquer une certaine défaveur auprès de ses maîtres ? Je ne le pense pas mais, comme mon idée personnelle n’est qu’une hypothèse nullement étayée sur des faits incontestables, je ne m’en expliquerai qu’à la fin de ce texte (voir VII Le « Mystère Dismas »).

Son travail l’absorbe, d’autant plus qu’il doit assumer de facto la responsabilité d’un maître de chapelle beaucoup moins doué que lui. Il est chargé de faire les copies du « matériel d\'orchestre »6 ainsi que d\'établir le continuo7, même pour des œuvres qu\'il n\'a pas lui même composées.

Ses compositions deviennent presque exclusivement religieuses. C’est vers 1720 que la belle-fille du roi Auguste II le Fort, la princesse Maria-Josepha, très pieuse voire bigote, épouse du futur Auguste III, prend peu à peu le contrôle de la chapelle royale où elle impose un renouvellement permanent de la liturgie. Zelenka y participe avec des œuvres majeures :

- Lamentationes Jeremiæ Prophetæ ZWV 53 et Miserere ZWV 56 (1722).

- Au minimum une messe chaque année (ZWV 4 à 14, jusqu’à 1730). (On est quand même loin de J. S. Bach qui, à Leipzig, devait composer une cantate par dimanche, d’où certaines reprises d’œuvres plus anciennes).

- En 1724, il est autorisé à faire exécuter, à la cour, un De Profundis (ZWV 50) écrit à la mémoire de son père, décédé au mois de février de la même année. C\'est quand même un fait assez exceptionnel qui montre que, malgré un certain retrait, il était tenu en très haute estime.

- En 1725, son plus beau Magnificat (ZWV 108). Il en aurait écrit trois, dont un perdu. A la mort de Johann David Heinichen (1729) il espère en vain être promu au titre de maître de chapelle. Mais rien.

- En 1730, oratorio Il Serpente di Bronzo ZWV 61. En 1731, un Te Deum à deux chœurs (ZWV 146).

V. Encore et toujours Dresde

Le 1er février 1733, Auguste II le Fort meurt, laissant le royaume de Pologne et l’électorat de Saxe à Auguste III ; l\'épouse du nouveau souverain, Maria-Josepha, connaît donc bien les talents de Jan Dismas mais cela ne suffit pas à lui valoir la place de maître de chapelle. Jan Dismas reste « barré » par Jan Adolf Hasse (nommé en 1731) : une fois de plus, notre compositeur est subordonné à un maître bien moins talentueux que lui-même.

Cependant les chefs d\'œuvre de Zelenka ne tarissent pas : oratorio Jesu al Calvario ZWV 62 (1735), oratorio Il Penitento al Sepolchro del Redentore ZWV 63 (1736), Missa Sancti Trinitatis ZWV 17 (1736), Miserere ZWV 57 (1738), Missa Votiva ZWV 18 (1739), Missa Dei Patris ZWV 19 et Missa Dei Fili ZWV 20 (1739). Soit de 1739 à sa mort, une nouvelle messe tous les ans. Jan Dismas meurt le 23 décembre 1745.

Pisendel, son collègue de l\'orchestre, et surtout Telemann, qui ne cessera de se réclamer de son amitié, essaieront bien de tirer son œuvre de l\'oubli, en vain. Telemann écrit même en avril 1756, que des manuscrits sont enfermés à clef dans la bibliothèque de la Cour. Carl-Philip-Emmanuel Bach voudra, à son tour, sortir Jan Dismas de l\'oubli.

Pourquoi donc n\'y sont-ils pas parvenus ? C\'est LA question à laquelle je vais tenter de répondre (voir VII Le « Mystère Dismas »). Mais je ne suis sûr de rien.

VI. Le « Bach tchèque » ?

Là, je vais prendre un grand risque : celui de mécontenter tous mes amis tchèques ! J’ai, en effet, le sentiment que ce qualificatif est un peu exagéré.

D’abord, par la densité de l’œuvre : le catalogue de Zelenka (ZWV, catalogue thématique, non chronologique) ne compte guère que deux cents pièces répertoriées plus environ une cinquantaine de perdues (Dresde a subi plusieurs destructions « massives » et si, lors des bombardements anglais et américains de la dernière guerre mondiale, la bibliothèque était censée avoir été mise en lieu sûr, ce n’avait pas été le cas lors de la Guerre de Sept Ans, de 1756 à 1763, qui vit un premier incendie de la bibliothèque royale8, ni pendant les campagnes napoléoniennes).

Dans ce catalogue, assez peu de musique instrumentale : les Sonates en Trio (ZWV 181), quelques Caprici (ZWV 182 à 185 & 190) et quelques pièces pour orchestre (Concerto à huit ZWV 186, Hypocondrie à sept ZWV 187, Ouverture concertante à sept ZWV 188, Sinfonie à huit ZWV 189, Neuf Canons sur l’Hexacorde ZWV 191). C’est peu comparé à tout ce que Bach a laissé pour clavecin, violon, violoncelle, flûte, concertos, suites, sans oublier toute la musique pour orgue. En particulier, on ne connaît pas de pièces pour orgue de Jan Dismas.

La musique de Zelenka est surtout religieuse : messes et autres offices, oratorios ; même un de ses chefs d’œuvre, Sub Olea Pacis et Palma Virtutis (ZWV 175), en général catalogué comme œuvre profane (composition de louanges en l’honneur du couronnement de l\'empereur Charles VI comme roi de Bohême) relève, à mon avis, davantage de l’oratorio que du profane.

Ensuite, il y a le style : durant les mois que j’ai passés à la préparation de cet article, j’ai eu le temps d’écouter et de réécouter plusieurs fois tous mes disques de Zelenka (voir ma discographie personnelle). Je n’y ai rien trouvé qui puisse le rapprocher des ensembles assez fréquents dans les plus belles cantates du Cantor de Leipzig. Je pense tout particulièrement au duo (soprano/alto) en numéro 2 de la cantate Jesu der du meine Seele BWV 78 ou à ceux (soprano/baryton) en numéros 3 et 6 de la cantate Wachet auf ruft uns die Stimme BWV 140 ; sans évoquer d\'autres exemples, nombreux.

Zelenka a composé des airs absolument magnifiques, des chœurs enthousiasmants, avec des accompagnements orchestraux de toute beauté (spécialement dans certains enregistrements récents**, pleins de splendeur baroque), mais n’a que très rarement composé ce que je qualifierai d’ensembles concertants. En ce sens, Zelenka me fait penser bien plus à Haendel qu’à Bach… (mais, là aussi, la dimension de l’œuvre n’a pas la même ampleur).

Alors, si je me permets de remplacer le terme de « Bach tchèque » par celui de « Haendel bohémien », j’espère que tous mes amis musiciens de Prague (bohémiens ou même moraves) ne viendront pas me pendre pour autant.

Ceci étant dit, il y a dans cette musique, une spontanéité et une fraîcheur qui, à mon sens, dépassent de beaucoup la musique de Haendel et nous rapprochent de celle de Bach. Alors « Bach tchèque » ou bien « Haendel bohémien » ? Ecoutez et faites votre propre opinion.

Personnellement après plus de six mois d’audition presque quotidienne de sa musique, je ne veux plus parler ni de « Bach tchèque » ni de « Haendel bohémien » mais simplement de Jan Dismas Zelenka, compositeur génial et original. De même, quant à la relative « minoration » du rôle de Zelenka par rapport à ses lointains successeurs tchèques, de Smetana à Martinů (sans oublier de plus récents tels que Feld ou Kalabis), il reste un remarquable exemple de splendeur baroque. Cependant, quelle que soit sa filiation bohémienne, il est bien plus baroque que bohémien (influence italienne en particulier, via Černohorský d’abord, ensuite par ses présences assez fréquentes dans une Vienne fort italianisante).

VII. Le « Mystère Dismas »

C’est probablement un peu avant 1700 que Jan Lukáš décide de se faire appeler Jan Dismas. Selon la tradition issue des évangiles apocryphes, Dismas était le nom du « Bon Larron », crucifié à côté du Christ. Si les textes de ces évangiles apocryphes sont rejetés par l’Église pour des raisons de dogme, ils n’en sont pas moins considérés comme historiquement valables et le « Bon Larron » fut d’ailleurs canonisé sous ce nom comme symbole de la rédemption par la contrition. Le prénom fut d’ailleurs assez répandu en Bohême pendant cette période. (Curieusement, de nos jours, il semble être devenu à la mode dans l’Afrique chrétienne sub-saharienne – influence des églises évangéliques protestantes.) Mais il n’existe aucune trace historique de la raison pour laquelle Jan Lukáš décide de se mettre sous la protection de Saint Dismas.

J’ai donc tenté de prendre la question par l’autre bout : y aurait-il, dans les évangiles apocryphes, mention de la raison pour laquelle Dismas avait été condamné à la crucifixion ? J’ai interrogé plusieurs religieux mais, si j’ai reçu beaucoup de « réponses chrétiennes » sur la rédemption, je n’ai eu aucune indication dans ce qui n’était qu’une recherche logique (presque « une enquête policière » !) non religieuse. En fait, Dismas semble bien avoir été, comme le mauvais larron et Barrabas lui même, le bandit gracié à la place de Jésus, un bandit de grand chemin. Il est quand même difficile d’imaginer le bon élève des Jésuites dans un tel rôle.

Je n’ai donc qu’une intuition : selon le musicologue allemand Wolfgang Reich, auteur du catalogue ZWV, qui me semble être pris au sérieux par les deux auteurs que j’ai lus (voir bibliographie), Zelenka aurait été homosexuel. Or les « psys » modernes (psychiatres, psychanalystes et autres psychologues) sont tous d’avis que cette tendance se révèle, plus ou moins forte, dès l’adolescence. Ceci expliquerait que Jan Lukáš se soit mis, dès son adolescence, sous la protection de Saint Dismas, symbole de la rédemption. Cette homosexualité expliquerait aussi que les souverains de Dresde aient gardé une certaine distance à l’égard d’un musicien certainement génial mais probablement de mœurs scandaleuses, surtout à cette époque.

De là, une réponse possible à beaucoup des interrogations que j\'ai pu me poser sur la carrière de notre sujet ainsi que sur certaines discriminations, peu en rapport avec son réel génie.

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1, 2, 3 Pour tout cela, bien sûr, se reporter au livre de Guy Erismann : « La Musique dans les Pays Tchèques ».
4 Kantoře : pluriel de kantor. Un kantor était à la fois maître d’école et maître de musique à l’église ; c‘est essentiellement à ces kantoře que l’on doit le maintien de la langue tchèque pendant la longue période de domination politique des empereurs d’Autriche. Sur ce sujet essentiel de l’histoire de la musique et de la nation tchèques, se reporter encore au livre de Guy Erismann.
5 J’utilise la numérotation en tant que roi de Pologne.
6 Partition individuelle de chacun des instrumentistes constituant l\'orchestre.
7 A l\'époque, l\'usage était que les compositeurs laissaient à un « continuiste » le soin d\'écrire le continuo.
8 Or, si on croit ce que nous a laissé Telemann, il y avait là, enfermées, des œuvres de Jan Dismas.

* * *

Bibliographie
Jan Dismas ZELENKA - Stéphane Perreau, collection Horizons, Bleu Nuit Editeur, 176 p.

Jan Dismas ZELENKA - a Bohemian Musician at the Court of Dresden, Janice B. Stockigt, Oxford monographs on music, Oxford University Press, 352 p.

Jan Dismas ZELENKA - Thematisch-systematisches Verzeichnis der musikalischen Werke, Wolfgang Reich, Dresde 1985 (c’est le catalogue ZWV)

Discographie
La discographie disponible en France est assez réduite car les labels tchèques sont assez mal distribués chez nous. Même l\'ancienne marque nationale Supraphon reste l\'objet d\'une distribution plutôt irrégulière. Quant aux meilleurs indépendants, Matouš et Nibiru, ils sont presque ignorés ici.

Heureusement, il y a Internet et je vous recommande une nouvelle fois le site d\'un très bon disquaire pragois, Široký Dvůr, situé Loretánská, près du Château de Prague : www.cdmusic.cz

Je me permets de vous recommander tout particulièrement les disques Nibiru, par les Solistes et l\'Ensemble Inégal, dir. Adam Viktora. Je crois sincèrement que même les plus violents opposants aux « baroqueux » ne pourront refuser de reconnaître la somptuosité de ces enregistrements !

Messes

Missa Purificationis Beatae Virginis Mariae ZWV 16
Litaniae Lauretaniae \"Consolatrix Afflictorum\"
Solistes et Ensemble Inégal, dir. Adam Viktora
Nibiru 0147-2211

Missa Sanctissimae Trinitatis ZWV 17
Solistes et Ensemble Musica Florea de Prague dir. Marek Štryncl
Matouš MK0017-2 231

Missa Votiva ZWV 18
Collegium 1704 et Collegium Vocale 1704 dir. Václav Luks
ZigZag Territoires ZZT 080801 (enregistré au Festival de Sablé en août 2007)

Missa Votiva ZWV 18
Solistes, Chœur Bach de Marburg, Bach Collegium de Hesse, dir. Wolfram Wehnert
Thorofon CTH2172

Missa Dei Patris ZWV 19
Solistes, Chœur de Chambre et Orchestre baroque de Stuttgart, dir. Frieder Bernius
Carus 83 209
Oratorios & Psaumes

Requiem ZWV 48
Miserere ZWV 57
Ensemble baroque 1994, Chœur de chambre tchèque, dir. Roman Válek
Supraphon SU0052-2

Lamentations de Jérémie (Mercredi, Jeudi et Vendredi Saints) ZWV 53
Solistes, Académie du Begynhof d’Amsterdam, dir. Roderick Shaw
Globe 6051

Lamentations de Jérémie (Mercredi et Jeudi Saints) ZWV 53
(+ une messe de František Ignác Antonín Tůma)
Choeur de chambre de Prague, Orchestre de Chambre d’Olomouc, dir Vítězslav Podrazil
Rosa classic RD 103

Répons du Vendredi Saint ZWV 55
(+ œuvres de František Ignác Antonín Tůma)
Chœur Boni Pueri, Ensemble Musica Florea de Prague dir. Marek Štryncl
Supraphon SU3806

Il Serpento di Bronzo ZWV 61
Solistes et Ensemble Inégal, dir. Adam Viktora
Nibiru 0146-2211

Gesú al Calvario ZWV 62
Solistes, Rheinishe Kantorei, Das kleine Konzert, dir. Hermann Max
Capriccio 10887/888 2CDs

I Penitenti al Sepolcro del Redentore ZWV 63
Magdalena Kožená, Martin Prokeš, Michael Pospišil, Capella Regia Musicalis dir. Robert Hugo
Supraphon SU3785

Magnificat ZWV 108, Psaume 129 ZWV 50, Litanies ZWV 153 & Salve Regina ZWV 141
Divers solistes, Chœurs Pavel Kühn, Philharm. de Prague, Orch. de Chambre de Prague / Philharm. Tchèque, dir. Pavel Kühn / Lubomir Matl
Supraphon SU3315

Œuvres vocales profanes

Sub Olea Pacis et Palma Virtutis ZWV 175
Solistes, Ensembles Musica Florea, Musica Aeterna, Philidor et Boni Pueri, dir. Marek Štryncl
Supraphon SU3520

Il Diamante, Serenata ZWV 177
Solistes et Ensemble Inégal, Solistes Baroques de Prague, dir. Adam Viktora
Nibiru 01512232

Musique instrumentale

Sonates en Trio ZWV 181
Divers solistes sous la direction de Jana Brožková (hautbois) (Instrumentation \"baroque\")
Matouš MK 0008 & 9 -2 131, 2 CD

Il existe aussi une version \"classique\" autour des deux grands hautboïstes Heinz Holliger et Maurice Bourgue : ECM New Series 1671/72.

Ouverture concertante à sept ZWV 188, Concerto à huit ZWV 186, Hypocondrie à sept ZWV 187, etc.
Collegium 1704, clav. & dir. Václav Luks
Supraphon SU3858




Cette liste (tous des disques que j\'ai dans ma propre collection, sauf la version « classique » des Sonates en trio) n\'est pas exhaustive : consultez www.cdmusic.cz car les labels tchèques sont assez actif pour le plus grand de leurs compositeurs de la période baroque et il y a assez souvent des nouveautés.

Georges Fonade

De Paris (mai 2010) à Paris (fin septembre 2010) en passant par Prague (août 2010).

Merci à Pierre-Emile Barbier et à Paul Meunier (tous deux de PRAGA Digitals) de bien avoir voulu relire et parfois me corriger.


Post Scriptum : Jean-Sébastien Bach et Jan Dismas Zelenka

Dans mes recherches sur Internet, j\'ai trouvé un « Forum Zelenka » à l\'adresse suivante :
http://www.jdzelenka.net/forums/

Un participant à ce forum, dont j\'ignore les sources et surtout la qualification musicologique, avance l\'idée que les Suites pour violoncelle de Jean-Sébastien auraient pu être écrites à l\'intention de Jan-Dismas.

Je vais prendre un nouveau risque (celui de me faire « allumer » par des musicologues bien plus avertis que moi) : cette idée me paraît fort peu vraisemblable.

1. Historiquement, ces Suites semblent datées de la période 1720/1721 à la fin du séjour à Coethen ; elles sont donc effectivement postérieures au séjour à Dresde de Jean Sébastien.
Par contre les musicologues s\'accordent sur le fait que ces Suites auraient été composées pour un collègue gambiste virtuose de l\'orchestre de Coethen, Ferdinand-Christian Abel.

Une autre possibilité serait l’intervention d’un des propres fils du Cantor de Leipzig, dont beaucoup d\'œuvres étaient de simples leçons pour ses fils (bien qu\'aucun d\'eux n\'ait laissé une réputation de virtuose de la viole de gambe).

2. Instrumentalement cela me semble aussi improbable : Zelenka était considéré comme un virtuose du violone, c\'est-à-dire de la contrebasse. Or de nos jours, seul un contrebassiste de jazz s\'est risqué à une transcription pour contrebasse des suites de Bach pour violoncelle. (Je ne me permettrai pas de qualifier ici le résultat.)

Au contraire, de récentes études musicologiques donnent à penser que les six Suites de Bach pourraient avoir été composées pour la « viola d\'espalda » (ou « viole d\'épaule », petit violoncelle joué sur l\'épaule gauche comme un alto de grande dimension). Un musicien à la fois luthier et interprète vient même de réaliser un tel instrument et d’enregistrer l’intégralité de ces suites ainsi jouées (J\'ai écouté, sur ce thème, une émission de France Musique au cours de la première semaine de septembre). Il est d\'ailleurs certain que la Suite n° 6 a été composée pour la « viola pomposa », viole de gambe à cinq cordes, de tessiture plus élevée que notre violoncelle actuel.

Tout ceci semble bien loin de la contrebasse de Jan Dismas !

Mais, on peut rêver. Et ma suggestion sur les raisons du « discrédit » de Jan Dismas par rapport à ses collègues réputés, tant dans le domaine de la musique baroque que dans l\'histoire de la musique tchèque, est peut-être, de même, totalement réfutable musicologiquement !
G. F.

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