Antonín Dvořák (Nelahozeves 1841 - Prague 1904)

Le génie d'un peuple


Antonín Dvořák, tout comme son aîné Bedřich Smetana (1824-1884), son contemporain Zdeňek Fibich (1850-1900) et ses cadets Leoš Janáček (1854-1928) et Bohuslav Martinů (1890-1959), se situe au coeur de la musique tchèque. En se faisant dans leurs œuvres les chantres de l'histoire passée et présente, ils apparaissent à eux cinq comme le parfait reflet de ces temps écoulés et des traditions qui en ont accompagné le déroulement. Avec la modernité propre aux précurseurs, ils annoncent les années futures. Pourtant, on n'a pas fini de s'interroger sur la manière dont ils se sont imposés sur la scène mondiale en tant que chefs de file ou maillon essentiels d'une école spécifique, celle des Pays tchèques.

Comment Antonín Dvořák, par exemple, qui mourut il y a cent ans et dont la vie recouvre toute la seconde moitié du XIXe siècle, est-il devenu, en même temps que le plus populaire des compositeurs tchèques, l'incarnation de tout un peuple, dans son absolu et ses contradictions ? Comment ce petit paysan de Bohême, miraculeusement doué, formé à la musique par un kantor intuitif, Antonín Liehmann, devint-il admirateur de Wagner pour s'en détacher ensuite sous l'influence et la protection d'un autre allemand, Johannes Brahms, au profit d'une musique immédiatement identifiable aux couleurs de la Bohême ? Autrement dit, pourquoi ce musicien bercé par les musiques populaires villageoises, tant au bal qu'à l'église, se montra-t-il si curieux des mouvements modernes germaniques et comment parvint-il à leur résister puis à s'en détourner pour être, tout simplement, Dvořák, musicien tchèque ? Enfin, comment cet artiste né dans un univers bohémien, contraint à la langue allemande et façonné en musique par des modèles germaniques envahissants et quasi exclusifs, fussent-ils universels, symbolise-t-il si totalement le génie du peuple tchèque ?

Qui était-il donc ? La réponse se situe à l'évidence dans son œuvre tant son être et son pays auquel il s'identifie s'expriment dans toute sa musique. Aussi ne saurait-on pénétrer son univers artistique et en révéler les clefs sans ausculter préalablement l'histoire et la géographie de sa terre natale tout comme les hommes qui ont contribué à en façonner la physionomie.

Dvořák après Smetana


Précédant de peu Dvořák, il y eut celui que l'on nomme le "père de la musique tchèque", Bedřich Smetana (1824-1884), à qui nul ne saurait contester ce titre ou celui de "refondateur". L'auteur de la Fiancée vendue, de Dalibor, de Libuse et de Ma Patrie, dont le père était brasseur chez les Wallenstein à Litomyšl, s'était trouvé soumis par les circonstances à des influences contradictoires dues à l'omniprésence culturelle germanique qu'amplifiait l'environnement social de sa famille liée quotidiennement à l'aristocratie. Il avait montré l'exemple d'une recherche personnelle à l'écoute de l'école moderne d'alors, celle de Liszt et de Wagner. Le ferment des idées nouvelles croisait à l'époque, en Bohême l'émergence d'un courant favorable à l'observance des arts populaires, soucieux de maintenir, non seulement l'usage de la langue maternelle, mais aussi des coutumes et d'un art de vivre, respectueux du culte du paysage et de la nature, en même temps que fidèle à celui des mythes fondateurs. Lorsqu'on évoque la musique de cette période, sur laquelle a soufflé l'esprit des "Eveilleurs" (ensemble des intellectuels, artistes, philosophes, linguistes et historiens qui à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle se consacrèrent à la recherche de la culture, de l'histoire et de la langue tchèques), il est difficile de séparer Antonín Dvořák de Bedřich Smetana, tant on y découvre à travers leurs œuvres le poids de l'histoire, depuis les événements les plus reculés comme l'origine de la dynastie des Premyslides, qu'elle fût mythique avec Libuše et Přemysl, le roi laboureur, ou plus authentique avec Ludmila et Bořivoj, événements que chantèrent aussi bien le radical Smetana (Libuše) que le pieux Dvořák (Sainte Ludmila). La boucle sera bouclée par cette œuvre phare du XXe siècle, la Messe glagolitique de Leoš Janáček, vibrant hommage patriotique à la culture slave des origines, liée au souvenir de Cyrille et Méthode.

Mais comment ne pas s'interroger sur l'irruption de ces deux génies, Smetana et Dvořák, nés à dix-sept ans de distance, surgissant sur cette terre tchèque au beau milieu du XIXe siècle ? Ne voyions pas ici de miracle, ne parlons pas non plus de musique nouvelle au sens révolutionnaire du terme mais constatons le fruit d'une véritable évolution propulsée par l'histoire dont il convient de renouer les fils.

Aux sources historiques et légendaires


L'étude de la musique tchèque au cours des âges dégage une géopolitique musicale bien plus saisissante que partout ailleurs. Si on cite généralement le cantique Hospodine pomiluj ny (Seigneur prend pitié) pour authentifier l'origine de ces slaves d'occident, on néglige le plus souvent de rappeler l'importance du Grand Schisme de 1054 qui marqua définitivement le rattachement de la chrétienté tchèque à l'Eglise catholique romaine et, de ce fait, favorisa la perméabilité de ces pays à toutes les influences occidentales. En musique, cette rupture reste capitale quand on sait que les Pays tchèques seront pour longtemps le théâtre d'une interminable guerre de religions dans laquelle la musique servit aussi de champ de tir. Dans la période qui s'étend du Schisme à la réforme de Jan Hus (XVe siècle), la musique, dans les Pays de la Couronne de Bohême, subit les influences occidentales dominantes du moment, d'abord allemandes sous Přemysl Otakar II (XIIIe siècle) puis françaises sous Charles IV (XIVe siècle), avant de céder aux charmes italiens de la terre des arts. Indiscutablement, la réforme de Jan Hus s'accompagna d'une consolidation de la culture originelle, due principalement au développement de la langue nationale dont Hus fut le grand artisan. C'est alors que prirent corps, en marge de la culture villageoise toujours vivace, les signes distinctifs d'une musique maternelle à travers les cantiques hérités de la période hussite, et ce grâce au zèle humaniste des Frères tchèques et moraves du côté protestant, et au prosélytisme des Jésuites du côté catholique, les deux se confondant musicalement.

Ce sont ces germes déposés par l'histoire qui vont alimenter la musique savante autant que la musique populaire à l'issue des guerres hussites, principalement après le grand choc provoqué par la défaite des Tchèques devant les troupes habsbourgeoises lors de la bataille de la Montagne Blanche en 1620. Dès lors, pendant toute la période de recatholicisation et de germanisation entreprise par les Habsbourg, la musique va fleurir, non seulement à Prague, mais surtout en province, et donner à un vaste réseau de kantors (instituteurs dont la première qualité consistait à être musiciens et capables d'enseigner la musique) qui vaudra aux Pays tchèques le titre enviable de "conservatoire de l'Europe".

La musique tchèque lumière dans les ténèbres


Effectivement, la Bohême et la Moravie regorgeaient de musiciens, instrumentistes virtuoses et compositeurs, dont une grande partie émigra. Cet épisode de l'histoire de la musique tchèque est relativement connu bien qu'on néglige souvent de signaler que ces fabuleux musiciens avaient appris leur métier et acquis leur savoir-faire dans leur petite province tchèque ou morave au moment où les Habsbourg imposaient l'idée que ces Tchèques si talentueux n'étaient que la branche bohémienne de l'indiscutable musique germanique. On sait aujourd'hui qu'étaient tchèques le grand Josef Mysliveček (1737-1781), célèbre en Italie comme "Divino Boemo", Jan Dismas Zelenka (1679-1745) à Dresde, que l'on compara à Jean Sébastien Bach, les frères František (1709-1786) et Jiří Antonín Benda (1722-1795) à Berlin et à Gotha, la famille Štamic (Jan Václav, 1717-1757) à Mannheim dont le nom est resté attaché à cette école du classicisme européen. D'autres, liés à la France pourraient être cités F.X. Richter (1709-1789), Jan Ladislav Dusík (1760-1812), Jan Stich-Punto (1746-1803) ou Leopold Antonín Koželuh (1747-1818) et, plus près de nous, Antonín Rejcha (1770-1836), fixé au Conservatoire de Paris. Il n'est pas sûr que Smetana et Dvořák puissent être considérés comme leurs véritables héritiers et, si ancêtres il y a, les plus authentiques sont bien ces innombrables compositeurs restés sur place qui, bien que moins connus, illustrèrent beaucoup mieux que ces grands voyageurs le baroque musical tchèque que les kantors avaient portés sur les fonds baptismaux.

Si l'école de Citoliby (petite localité accolée à la ville historique de Louny en Bohême du nord où une poétique musicale particulière se fit jour dans ce foyer très actif), malheureusement un peu oubliée de nos jours, apparaît comme le meilleur symbole de ce courant, d'autres musiciens plus anciens, nés avec le XVIIe siècle contribuèrent à façonner cette poétique tchèque baignée de douceur parfois naïve, sensible par exemple dans les Noëls, située à mi-chemin entre le bal et l'église, le village et le château, en harmonie avec la poésie des paysages et des villages fleuris dominés par les gracieux clochers à bulbe. On citera parmi eux Adam Michna d'Otradovice (1600-1676), plus tard Pavel Vejvanovský (1640-1693). Au siècle suivant, la famille Brixi, Bohuslav Černohorský (1684-1742) à Prague et les Miča en Moravie à la cour des Questenberg, Jiří Ignaz Línek (1725-1792) et Jan Jakub Ryba (1765-1815) dont les musiques voisinent si bien avec celle de ce Pragois de coeur, Wolfgang Amadeus Mozart.

Mozart était aux yeux des Tchèques le dieu de la musique, un "soleil" comme disait Dvořák. Comment ne pas le rattacher dans ces conditions à cette généalogie reliant le XVIIIe siècle à Dvořák, cet exemplaire aboutissement de l'itinéraire historique qui traversa les "Ténèbres" (époque sombre de la Guerre de Tente Ans couvrant le XVIIe, le XVIIIe et le XIXe jusqu'à la reconquête de la souveraineté en 1918), chemin sur lequel la musique fut la meilleure et parfois la seule lumière.

La grande lumière, il est vrai, se leva à la fin du XVIIIe siècle sur une Europe dont les peuples en quête d'identité, principalement les Tchèques, s'appuyaient sur le culte du folklore. Ils aspiraient également à leur culture passée que les Habsbourg avaient tenté de dissoudre dans la Contre-Réforme, en cherchant à imposer au sein de leur empire une langue, une culture et une foi uniques. La musique avait fortement contribué à maintenir dans les campagnes l'authenticité de la langue et des coutumes, faisant échec à la visée unificatrice autrichienne. Une nouvelle génération d'intellectuels, de philosophes, de linguistes et d'historiens allait se lever. Partout en Europe, le folklore devenait une religion et, sans qu'on en doutât, une prise de conscience et une arme. En 1848, au moment où l'Europe se ressentait des secousses révolutionnaires un peu partout, le tout jeune Dvořák, villageois tchécophone, se formait en musique à l'école des kantors, comme au temps de Mozart. Il avait appris qu'à Prague, à l'Ecole d'orgue (à cette époque, le Conservatoire se consacrait uniquement à l'enseignement instrumental. Pour l'étude de la composition, il fallait recourir à l'enseignement privé ou à l'Ecole d'orgue qui faisait fonction, pratiquement, d'établissement officiel), seule école de composition, il aurait à parler l'allemand, langue dans laquelle les Tchèques étaient tenus d'enseigner.

Il appartenait à ce peuple pour qui la musique paraissait inscrite dans ses gènes et dans son mode de vie ainsi que put le constater Lorenzo Da Ponte, le librettiste de Mozart, lors de son séjour à Prague, au moment de la composition de Don Giovanni : "Chaque peuple a son organisation particulière. Celle de la Bohême paraît être le génie musical poussé au degré de perfection." Spontini usait du même langage en 1836, avant la venue au monde de Dvořák : "J'ai les oreilles agréablement frappées, à six heures du soir, par des sons délicieux et ravissants qui parviennent jusqu'à moi, des suaves et harmonieuses mélodies de Mozart, Haydn, Beethoven, Gluck, Cherubini, Méhul, Spohr, Weber etc., exécutées par un petit nombre d'obscurs et modestes artistes de la campagne de Bohême, mieux organisés pour la musique que d'autres peuples."

On pourrait multiplier les témoignages de personnages illustres comme Berlioz, Wagner ou, au siècle précédent, le fameux voyageur anglais Charles Burney. A ces propos flattant l'orgueil national s'opposa le témoignage du fameux critique Eduard Hanslick (1825-1904), au milieu du XIXe siècle, qui, à propos du théâtre en langue tchèque, lorsque le pouvoir en tolérait quelques épisodiques représentations, notait : "Aux représentations théâtrale tchèques, on envoyait les domestiques ; personne de notre mode n'y est jamais allé. Douter de la supériorité de l'allemand, même de son droit exclusif dans les relations, l'art, la science, l'école, l'administration, était une idée qui ne venait à personne."

Le temps de Dvořák


Alors, est-ce la peine de demander d'où vient Dvořák ? On ne s'est jamais vraiment posé la question, pas plus qu'on ne le fit pour Smetana. Ces deux artistes bien différents et même opposés par leur culture, leur tempérament, leur pensée, sont issus de la même école, celle de la patrie et de la terre, dirigée par les kantors, ces obscurs maîtres, attentifs et intuitifs. Comme il étaient les plus doués, ils n'avaient jamais cessé de progresser, d'analyser et d'assimiler les acquis étrangers, ne demandant qu'à les transposer dans leur propre musique tout en se prévalant de leur propre culture.

Il est bien vrai qu'un véritable artiste ne peut qu'être attentif aux avancées stylistiques et techniques des autres, fussent-ils étrangers, et ne demande qu'à en tirer profit. Cela explique l'attrait de Smetana pour Liszt et Wagner et son besoin de les "tchéquiser", comme par la fascination aveugle du jeune Dvořák pour Wagner, alors que sa formation et ses goûts le portaient naturellement vers Mozart et Schubert, et que le modèle beethovénien demeurait sa référence. Ces hésitations jusqu'au déchirement sont la rançon du progrès et le propre d'une intelligence aiguë. Smetana, en se vouant jusqu'au sacrifice à la cause du Théâtre national, fit triompher l'opéra tchèque, tout comme, avec assurance et patience, il se porta à l'avant-garde musicale de son pays. Dvořák s'affranchira des séductions wagnériennes au profit d'une voie slave particulièrement féconde, dont il saura se démarquer, évitant de sombrer dans la recette conservatrice de la musique populaire comme modèle unique. Il sut passer du populaire au savant, de l'instinctif au culturel, de l'ethnique à l'universel, ainsi qu'en témoignent ses grands oratorios (Stabat Mater, Les Chemises de noces, Sainte Ludmila, Requiem) mais aussi ses Symphonies et ses Quatuors, au fil d'une carrière merveilleusement féconde au cours de laquelle son génie parvint à s'épanouir avec le plus grand naturel. On remarquera qu'il n'a jamais été aussi profondément tchèque que dans les glorieuses circonstances américaines, quand ce modeste fils d'aubergiste-boucher de village fut appelé à diriger le Conservatoire de New York.

Le bilan de ce demi-siècle que Dvořák donna à son pays est la meilleure illustration des grands pas accomplis, non seulement dans le domaine musical et culturel, mais aussi dans la formation d'une conscience nationale. Quand, en 1862, on inaugura le Théâtre national provisoire, il n'existait pas encore d'œuvre lyrique tchèque digne de cet événement. On présenta pour l'occasion un opéra français de Cherubini, populaire en Europe, Les Deux Journées ou le Porteur d'eau. En 1895, trente-trois ans plus tard, on totalisait 642 représentations d'opéras tchèques contre 386 français, 431 italiens et 366 allemands, sans parler de l'éclosion des belles-lettres et de la peinture issue de l'Ecole de Josef Mánes et plus tard de la "génération du Théâtre national". Au temps de Dvořák, les choses changeaient pas à pas au sein de la société tchèque toujours écartelée entre le pouvoir des Habsbourg et les revendications patriotiques des Tchèques, mais personne ne pouvait nier qu'une aurore se levait.

Dvořák, ses contemporains et ses descendants


En même temps que Dvořák, tous les compositeurs tchèques avaient pris conscience que la musique pouvait peser sur le destin du pays. Parmi ceux-ci Zdeňek Fibich, trop tôt disparu (1850-1900), tout en se montrant productif dans tous les domaines, s'orienta principalement vers l'opéra. Certaines de ses œuvres sont restées célèbres comme La Fiancée de Messine et Šarka, et ses mélodrames, parmi lesquels l'immense Hippodamie. Son contemporain Josef Bohuslav Foerster (1859-1951) bénéficia, en revanche, d'une longévité extraordinaire, faisant ainsi le lien entre les deux siècles. Homme de grande culture, il devint après la Première Guerre mondiale président de l'Académie des Sciences et des Arts. Son opéra Eva d'après Gabriela Preissová, un chef-d'œuvre, témoigne d'une mutation historique décisive.

Deux des talentueux élèves de Dvořák, Vítězslav Novák (1870-1949) et Josef Suk (1874-1935), vont marquer par leur musique essentiellement instrumentale le début du XXe siècle. Le premier brilla également comme pédagogue ; quant au second, aussi violoniste, il devint le gendre de Dvořák, et l'animateur du très fameux Quatuor tchèque, appelé aussi Quatuor bohémien, qui parcourut le monde entier.

Si, avec son chef-d'œuvre Rusalka (1901), le vieux Dvořák avait ouvert le XXe siècle, il fermait en même temps celui qui fut le sien et celui de Smetana. Commençait alors celui de Leoš Janáček (1854-1928) qui, bien que déjà avancé en âge, allait apparaître comme le plus jeune et le plus novateur compositeur du XXe siècle, sachant insuffler à la tradition une nouvelle dynamique, unifiant à sa manière langue et musique maternelles. Quelques semaines avant la mort de Dvořák, le 21 janvier 1904, au Théâtre national de Brno (Brünn à l'époque habsbourgeoise), le rideau se levait sur Jeji Pastorkyna, connu aujourd'hui sous le nom de Jenůfa, une première qui marquait le signe d'une véritable relève, asseyant définitivement sur la scène internationale l'opéra tchèque et qu'il continuera d'enrichir d'une suite de chef-d'œuvres ancrés à présent sur toutes les scènes du monde, autant que sont célébrés ses Quatuors, sa Messe glagolitique, ses Chœurs et sa Sinfonietta.

Janáček reste un modèle pour tous ceux qui ont le souci de concilier les ressources de la tradition et celles du progrès. La proclamation de la République le 28 octobre 1918, sa rencontre avec Kamila Stösslová et le succès de Jenůfa à Prague, bien que tardif, devaient inspirer à Janáček une fièvre créatrice fabuleuse et permettre à la musique tchèque de s'ouvrir et de se diversifier, affirmant à la fois son image nationale et une assimilation des modes nouvelles que l'après-guerre proposait.

A côté des héritiers de Smetana et de Dvořák, ainsi qu'on pourrait qualifier Novák, Suk et quelques autres, se révélait Bohuslav Martinů (1890-1959) qui manifesta très jeune une grande indépendance en même temps qu'une attirance pour la culture française. Il revendiquait sa filiation avec Dvořák et si, en 1923, il s'installa à Paris, il conserva des liens très intimes et déterminants avec sa terre natale. Ses relations avec les surréalistes tchèques et français lui dictèrent des œuvres très originales comme ses premiers opéras et son chef-d'œuvre Juliette, mais son attachement à sa terre natale pesa de plus belle sur son inspiration, caractérisant un opéra comme Les Jeux de Marie ou son ballet Špalíček. Chassé par l'occupation de la France, il vécut aux Etats-Unis, dans le souvenir vivace que laissa Dvořák, et revint en France, riche d'un catalogue extrêmement varié et abondant, comprenant notamment six Symphonies et un florilège impressionnant de musique de chambre. Ses dernières années ont été marquées par des chefs-d'œuvres comme les Cantates populaires de la Vysočina, l'impressionnante fresque Gilgamesh et son opéra La Passion grecque. Ainsi se prolongeait la pensée et l'éthique d'Antonín Dvořák qui eût spécialement aimé ces derniers ouvrages.

Le sens d'une amitié


Cette projection dans l'avenir à travers Janáček et Martinů ne peut que mettre en lumière les mérites et l'importance de Dvořák. Les références constantes de Janáček, le compositeur de Brno, à son aîné Dvořák, les conseils qu'il prenait auprès de lui, le dévouement qu'il mettait à interpréter ses œuvres, en plus d'une amitié indéfectible, montrent qu'il voyait en lui un maître alors qu'il était lui-même d'une tout autre stature intellectuelle. Que pouvait donc trouver Janáček chez Dvořák, auteur d'aucun texte théorique ni philosophique, si ce n'est d'une étude sur Schubert à la demande d'une revue américaine lors de son séjour à New York, avant tout inspirée par une admiration spontanée ? Dans sa correspondance non plus, il n'est rien qui puisse bouleverser notre opinion ou parfaire son portrait. Les lettres que nous connaissons sont motivées par des nécessités matérielles et familiales ou ne relatent prosaïquement que des événements qui ont traversé sa vie professionnelle (voyages, contrats, négociations, organisation matérielle des concerts, etc...).

Janáček n'avait pas encore commencé sa carrière de compositeur quand il fit la connaissance de Dvořák au cours de la saison 1874-1875, époque où il se fit tant remarquer dans le monde musical pragois par ses prises de position contestataires. Dvořák lui-même, son aîné de treize ans, n'était guère connu que par une poignée d'œuvres - son Hymnus, Les Héritiers de la Montagne Blanche et sa Troisième Symphonie révélée par Smetana -, un corpus néanmoins suffisant à Janáček pour lui permettre de déceler son génie naissant. Par la suite, il ne laissa pas passer une occasion pour révéler à Brno les œuvres de ce dernier. Ils se lièrent d'amitié, se rencontraient souvent à cette époque, soit à l'église Saint-Adalbert (Vojtěch), véritable foyer cécilien, soit chez les Neff, protecteur de Dvořák. Plus tard, Janáček rendit visite à son aîné à Prague et même à Vysoka et, en 1885, il lui dédia Quatre chœurs pour voix d'hommes "en témoignage d'un respect illimité", dédicace d'autant plus justifiée qu'elle s'adressait à l'époque au compositeur glorieux du Stabat Mater, des Danses et des Rhapsodies slaves, de Coquin de paysan et de Dimitri, de Chemises de noces, de sept Symphonies, ainsi que d'un catalogue extraordinaire de musique de chambre et dont la renommée s'étendait maintenant jusqu'en Angleterre. Dvořák, en accueillant les compositions de chant choral de son jeune ami de Brno, ne lui cacha pas qu'il avait été choqué par la manière inhabituelle dont y étaient traitées les mélodies populaires. Il avoua que son oreille, 'après trois auditions, s'était accoutumée... et que "pourquoi pas ! Certains passages sonnent bien" et surtout, remarqua-t-il, "c'est le véritable esprit slave".

Si Janáček s'inclinait devant l'extraordinaire instinct de son devancier, comme le fera bientôt Bohuslav Martinů, il ne connaissait pas moins les limites de son renouvellement. En attendant, Dvořák, ce génie du peuple, propulsé par on ne sait quelle force régénératrice, volait de gloire en gloire. Qui dira de quoi était fait ce flot fécondant toujours à mi-chemin entre la musique chère à Hanslick et une musique au programme toujours implicite. Jarmil Burghauser a son explication. Pour lui, "Dvořák n'était pas un romantique au sens propre du mot, mais aux côtés de Johannes Brahms par exemple, il a fait office de transition entre le classicisme et les temps modernes, et à l'époque où, précisément, la musique subissait la plus grande influence de la littérature et des autres arts, son œuvre n'a cessé de démontrer la force des lois et des valeurs musicales absolues. Nous sommes loin de vouloir remettre à l'ordre du jour les anciennes querelles -typiquement romantiques d'ailleurs - au sujet de la supériorité de la musique à programme ou de la musique absolue ; il est clair de nos jours que toute la musique reflète les lois de l'époque et de la société qui l'ont vu naître, ainsi que les dispositions psychiques de son auteur, et par conséquent, la musique absolue n'existe pas. En même temps, nous nous rendons bien compte que sa musique qui s'est laissé imposer de façon délibérée des lois extérieures, notamment celles de la littérature, n'a cessé de perdre avec le recul du temps de son efficacité".

Les relations de Janáček et de Dvořák, dont on peut trouver une justification dans leur commun slavisme - ce qui, chez Dvořák, peut paraître contredire ses autres options - pourraient provenir aussi de leur ascendance familiale dont on ne sait rien de particulier sinon une enfance pauvre et des débuts difficiles, ce qui entraînerait une identité de vue sur le situation sociale du moment. Raisonnablement, ce sentiment un peu confus ne pourrait justifier l'attrait profond de Janáček pour Dvořák sinon par l'admiration pour un être vrai qui ne s'embarrasse pas de querelles esthétiques et compose selon sa nature. Peut-être faudrait-il se rapporter à leur première rencontre autour de leur goût commun pour la musique morave dont l'originalité ne doit rien à l'Occident et se réclame davantage d'une ascendance ethnique et raciale que du sol, bien que la conjugaison des deux éléments ne puisse être ignorée. Par contre, on relèvera une certaine solidarité relevant de leur origine sociale. Ils sont l'un et l'autre issus de la campagne, plutôt nécessiteux, initiés à la musique dans le contexte quotidien relayé par les kantors, progressant grâce à des bourses ou à la solidarité familiale ou publique. Ils ont été l'un et l'autre envoyés à la ville afin de bénéficier d'une éducation musicale poussée (Zlonice, Kamenice, Prague pour Dvořák - ou Brno - pour Janáček) et ils ont alors, tous deux ressenti douloureusement l'insupportable prédominance de la langue allemande à laquelle ils se heurtèrent toute leur vie. Le malaise suscita en eux un sentiment de différence qui les enracinait, en dépit de tout ce qui les séparait, dans le camp des opposants au régime. Ils ne voulaient en aucun cas paraître "collaborer" avec des Habsbourg qui professaient le mépris pour la race inférieure des Slaves. Pareille solidarité sur ce terrain éliminait tout motif de discorde idéologique ou tentation de rivalité.

Dans le domaine strictement musical, on cherche ce qui peut rapprocher durablement Janáček, ce compositeur radical, de son aîné, ballotté entre l'art des collecteurs (terme générique désignant les ethnomusicologues et les philologues qui ont entrepris la collecte des musiques populaires, poussés par le besoin d'un retour aux sources au nom de la pureté originelle et du spontanéisme) et le modernisme de Wagner pour s'engager ensuite sous la bannière de Brahms et de Hanslick. Que trouva Janáček, déjà professeur à l'Ecole normale de Brünn, intellectuel, curieux de Helmholtz et de Wundt, pourfendeur du romantisme et de Wagner, iconoclaste et contradicteur des représentants les mieux considérés de l'enseignement officiel, chez ce compositeur encore mal connu, si ce n'est sa curiosité pour la force et l'originalité des musiques moraves et son talent instinctif de mélodiste, véritable don du ciel ? Si le terme d'"instinct", trop associé à celui du hasard, peut paraître mal venu, en ce qu'il s'oppose le plus souvent à l'intelligence, chez Janáček, on le trouve en parfaite complémentarité dans une formule comme "intelligence de l'instinct", hommage au grand maître en tout qu'est la nature, où tout est coordonné. Bedřich Smetana a certainement admiré chez Dvořák cette synthèse qu'il est près de préférer à la seule intelligence, associée à la brillance du fruit arbitraire et artificiel de l'étude livresque. Seule la formule "intelligence de l'instinct" correspond à la définition du "don", mot inventé semble-t-il pour définir les origines de l'indéfinissable et dont on se sert pour différencier l'artiste de l'homme qui ne le serait pas. Tout indique dans l'histoire des arts que le don doit être cultivé par l'étude et l'expérience des matériaux, ce que ne conteste sûrement pas "l'instituteur" Janáček, tout en se méfiant de l'école.

Le musicien, l'homme, son écriture et son mystère


Nous pouvons verser à ce dossier des extraits d'une lettre de Jarmil Burghauser : "[...] Nous voyons aujourd'hui clairement que Dvořák n'était pas un simple "musicien primitif" qui créait intuitivement, un musicien qui "n'y était pour rien" quand il notait le fruit de son invention merveilleuse. Nous voyons au contraire que les œuvres de la période culminante - du Quatuor à cordes en do majeur (Quatuor n° 11 opus 61, B 121 de 1881) au Requiem en passant par le Trio avec piano en fa mineur (Trio n° 3, opus 65, B 155) - étaient le fruit d'un grand effort de style, d'un travail de finition acharné depuis les premières esquisses, les versions provisoires, ensuite jusqu'aux formes définitives ; le résultat d'un travail opiniâtre qui cherchait à traduire d'une manière systématique et pure sa propre individualité, basée sur des principes ancestraux modifiés par un esprit nouveau. C'est justement cette perfection créatrice, cet effort tenace et cette assimilation parfaite de la technique (nécessaire pour qu'on puisse se permettre de rompre avec les formes habituellement admises) qui constituent les qualités que nous aimons et admirons dans l'œuvre de Dvořák. Voilà pourquoi les partitions de Dvořák restent pour nous la source d'un enseignement et d'une joie constante." (Lettre de Jarmil Burghauser à Guy Erismann, 1965).

Antonín Dvořák s'inscrit dans le mouvement musical de son temps, en héritier naturel de compositeurs qui faisaient son admiration, Mozart, Schubert et Beethoven. Il était certainement attentif à Weber, tout comme à Schumann et surtout au Slave Chopin, même si on développe rarement ce parallèle, si ce n'est pour en souligner les contrastes. On a souvent oublié ses antécédents tchèques de l'âge baroque chez qui plongent ses véritables racines musicales, psychiques et ethniques. Elles se conjuguent avec son attirance naturelle pour la musique populaire qui véhiculait la langue maternelle mise en valeur par les premiers collecteurs. On oublie enfin, très curieusement, le plus glorieux des Tchèques, Bedřich Smetana qui le précéda de dix-sept ans et défricha ce chemin vers une musique savante tchèque parfaitement identifiable. L'exemple musical et ethnique de Smetana est capital dans la formation de Dvořák, école de courage civique et de patriotisme. Dvořák ne saurait être dissocié de Smetana même si certains ont abondamment cherché à les opposer. Ensemble, ils ont trouvé le sens de la généalogie que tenta d'effacer l'oppression habsbourgeoise.

Malgré la grande connaissance que, par lui-même, Dvořák avait acquise de son métier et de l'histoire passée et contemporaine de la musique, il ne s'est jamais posé de grandes interrogations esthétiques bien qu'il fût sensible - avec quelle curiosité souvent - aux modes nouvelles de Liszt et de Wagner et à la noblesse de son protecteur, Johannes Brahms. Janáček et Martinů partagèrent non sans raison ce refus d'esthétisme, l'essentiel pour eux étant d'affirmer leur place le plus naturellement possible dans une généalogie retrouvée avec la même évidence que restent gravées dans le subconscient les lignes d'un paysage, d'un site, d'un monument, d'un édifice. Rien n'est contradictoire avec la tradition du progrès qui conduit le développement naturel de l'artiste créateur véritable. C'est cela, semble-t-il, qui le rapproche tant de Schubert. Comme lui, il possède ce don qui donne l'impression que le musicien ne pense et n'agit qu'en musique. Tout chant, tout rythme, toute combinaison semblent non seulement spontanés, mais évidents. Ni nouveau, ni révolutionnaire dans son message, Dvořák sut, mieux que quiconque en Europe centrale à cette époque, produire avec audace, dans une forme enrichie, nouvelle, personnelle, la musique "attendue" par ses compatriotes. Sa véritable audace fut d'être celui qui devait être.

L'analyse ne permet pas toujours de percer les secrets de fabrication dans le domaine artistique. Il reste toujours une part de mystère dans chaque individu, notamment celui qui distingue l'artiste véritable du besogneux. Cette part-là ne se définit pas. C'est ainsi que l'harmonie de Dvořák qui n'apparaît ni neuve ni originale en soi est propre à piquer la curiosité. Le miracle réside peut-être dans l'étroite association de la mélodie et du rythme qui sont les caractéristiques de l'incroyable jaillissement du compositeur. Elle procède de l'une et de l'autre, comme se formant spontanément au fur et à mesure que ces éléments, les plus directement populaires - qu'on pourrait qualifier d' "instinctifs" - se présentent à sa pensée. C'est un peu comme si, par enchantement, l'harmonie se colorait d'elle-même au gré des fluctuations mélodiques et rythmiques de l'inspiration. Dvořák n'a jamais eu véritablement de maître dans l'art d'orchestrer et d'instrumenter. Si l'on regarde les influences qu'il a subies à ses débuts, on n'est pas étonné d'entendre sonner aussi bien son orchestre, d'autant que son séjour dans la fosse du Théâtre provisoire comme altiste lui permit, par l'observation pratique de développer son sens de l'économie et du rôle des cordes. Celles-ci fourniront le tissu sur lequel il va broder son chant et son harmonie, magie que vient rehausser encore l'utilisation privilégiée d'instruments colorés, à la fois incisifs et mélodistes, comme les hautbois, les clarinettes, les cors anglais et les bassons. Tout cela paraît simple mais l'efficacité de ce traitement est remarquable, créant une transparence orchestrale d'un grand effet poétique. C'est le résultat du soin particulier qu'il attache à l'écriture de chaque partie, évitant toute surcharge, requérant pour chaque instrument - y compris aux contrebasses - le maximum d'efficacité technique et de poésie spécifique, sans aller chercher plus loin.

C'est dans ces conditions que Dvořák a alimenté sa soif naturelle de mélodies. Son invention dans ce domaine est confondante. Les esquisses que l'on a retrouvées, notamment celles des Danses slaves, ou bien celles notées sur ses "Carnets américains", montrent à quel point il engrangeait des "réserves". Il avouait lui-même : "Avoir une belle idée n'a rien d'extraordinaire" - c'est pourtant irremplaçable - s'empressant d'ajouter, "mais l'appliquer et en faire quelque chose de grand, c'est plus difficile. C'est l'art proprement dit". C'est pourquoi, en dépit de son apparente facilité d'écriture, il se refusait à composer sous la contrainte. Il l'a ouvertement fait savoir à son éditeur qui voulait obtenir séance tenante livraison d'une deuxième série de Danses slaves, un refus en la matière qui se justifiait d'autant plus que Dvořák n'a jamais utilisé de thèmes originaux puisés dans la musique populaire ou à d'autres sources. Dans le dépouillement de ses manuscrits, les spécialistes ont trouvé trace des métamorphoses subies par ses idées musicales, aussi bien des mélodies que des harmonies, qui semblaient si naturellement les épouser. En cela, la musique d'Antonín Dvořák est presque immédiatement identifiable comme étant, une fois encore, la manifestation du génie d'un peuple.

Il reste à s'approcher du mystère en suivant, au plus près de son quotidien, le chemin parcouru par cet artiste, chemin pavé de difficultés et de tristesses passagères, au bénéfice d'une si miraculeuse éclosion de chefs-d'œuvres et d'une si extraordinaire réussite professionnelle et sociale. (Guy Erismann, Antonín Dvořák, Fayard 2004).

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