Erwin SCHULOFF (Prague 1894 - Camp de Wülzburg 1942) "Musique Dégénérée"

Il est tentant de tracer des parallèles entre Schulhoff et Martinů : contemporains d’abord, mais chacun cherchant surtout à sa manière à tirer profit et réinventer ce qu’ils captaient dans l’air du temps qui fut le jazz pour tous les deux, l’école de Vienne pour le premier et la musique française pour le second. Comme Martinů qui vint à Paris chercher les conseils de Roussel, Schulhoff y vint auparavant mais pour solliciter ceux de Debussy et se tourna ensuite vers l’Allemagne. Excellent pianiste, enfant terrible, enfant prodige aussi et volontiers révolté – surtout contre le père –, Schulhoff fut admis en classe de piano au Conservatoire de Prague à 8 ans sur recommandation de Dvořák. Il poursuivit à Vienne (1904-08), à Leipzig (l’influence la plus riche avec Max Reger) et à Cologne (1910-14). Jeune, Schulhoff ne manifestait que peu d’intérêt pour l’analyse des grandes œuvres du passé, sans mépris de la tradition cependant. Après la guerre qu’il fit en Russie et en Italie, il passa quatre ans en Allemagne, de 1919 à 1923, puis revint à Prague et avec Alois Hába, travailla sur les problèmes du quart de ton et se fit fervent propagandiste de la musique d’avant-garde. Sa partition d’allure dadaïste In Futurum de 1919, trente ans avant les 4’33 de John Cage, témoigne du tournant des années 1920. En jetant de plus près un œil à cette partition, uniquement remplie de toutes les variétés de silences, pauses et arrêts, points d’orgue et autres fantaisies, on ne peut que s’étonner de la précocité et de l’esprit de facétie du jeune homme. « Je suis pleinement jeune et je déteste tout ce qui est vieux, je déteste mes contemporains qui sont si jeunes et déjà si séniles, parce qu’ils se laissent conseiller par des gens de 50 à 70 ans, qu’ils leur font des concessions… Je n’ai jamais joué ni écrit pour mes contemporains, mais contre eux ! »

La liberté trouvée, son comportement s’est modifié à mesure qu’il s’imposait à ses collègues comme une figure centrale du dadaïsme musical et du jazz. Attiré par la radicalité de la révolution sociale dont il ne pouvait pressentir le totalitarisme, il devint communiste (il fut délégué au congrès des musiciens révolutionnaires à Moscou en 1933). Ses propos de 1928 sont encore révélateurs, soulignant que Stravinsky et Hindemith étaient « menacés d’engourdissement parce qu’ils ne s’étaient pas avancés assez loin ». Sa volonté de se détacher du passé ne semble en appa-rence pas avoir de limites, mais il reste lié en grande partie à la tradition musicale européenne qu’il estime utile. Schulhoff est ainsi contradictoire, comme beaucoup de créateurs. On retrouve dans ses œuvres des influences de Debussy, Ravel et Scriabine et, chose plus étonnante, de compositeurs d’époques plus reculées (comme dans son Concertino avec des modes phrygien, lydien et myxolydiens) montrant son penchant pour l’histoire et la recherche documentaire avec l’attrait pour l’exotisme des sons à travers le temps. De 1935 à 1938, il travailla à la radio. Protégé un temps contre l’arrestation par les nazis après l’invasion de la Tchécoslovaquie par une nationalité soviétique vite accordée, il fut arrêté en 1941 et transféré à Terezín puis déporté dans un camp en Bavière où il mourut.

Compositeur multiforme, il réagissait très rapidement aux tendances du jour, allant du postromantisme allemand à l’expressionnisme, sans négliger l’apport du jazz, le néoclassicisme et le folklorisme. Personnage curieux et forte personnalité sarcastique, Erwin Schulhoff était un Allemand Juif de Prague. Les Tchèques et la sphère culturelle germanique considèrent chacun qu’il fait partie de leur patrimoine musical et c’est tout bénéfice pour sa notoriété. (C’est aussi le cas pour la majorité des artistes juifs d’expression allemande parqués à Terezín.) Son œuvre compte huit symphonies dont deux inachevées, un opéra Flammen, deux Quatuors à cordes, deux Symphonies vocales, une cantate Le Manifeste du Parti communiste sur le texte allemand de la déclaration de Karl Marx, ainsi que de nombreuses Sonates et autres pièces de musique de chambre. Ses créations les plus personnelles sont celles des années 1920, époque pendant laquelle l’ambivalence d’attraction et de rejet de la tradition est la plus intense et où sa nouvelle esthétique n’est pas encore soumise à une idéologie pétrifiée. L’abondance des enregistrements témoigne de l’intérêt porté aujourd’hui à ses œuvres.
A titre d'exemple, voici une courte analyse de ses deux Quatuors à cordes :

Quatuor n°1
Composé en septembre 1924 et créé à Venise en septembre 1925 par le Quatuor Zika, futur Quatuor de Prague
Quatre mouvements : 1. Presto con fuoco – 2. Allegretto con moto e con malinconia grotesca – 3. Allegro giocoso alla slovacca – 4. Andante molto sostenuto.
Durée : env. 15 minutes

Noté Quatuor n°1, ce n’est pas la première composition de Schulhoff pour cette formation. En 1918, alors qu’il termine ses études musicales à Cologne et qu’il assure les répétitions de Jenůfa (en allemand) de Janáček sous la direction d’Otto Klemperer, il perçoit cette musique comme un choc. Il écrit un Quatuor en sol majeur op. 25 radicalement différent de son Divertimento pour quatuor à cordes de 1914, pièce « divertissante », mais le choc ne laisse transparaître aucune influence du maître morave. Nouveau changement avec les Cinq pièces pour quatuor datant de 1923, un an avant le Quatuor n°1 dont il est question ici. Exact contemporain du Quatuor n°1 « Sonate à Kreuzer » de Janáček, on mesure la distance de conception musicale entre les deux œuvres, créées à un mois d’intervalle par le même ensemble.

Sous une apparence de structure classique en quatre mouvements, - le mouvement lent venant à la fin, contrairement à la tradition, et qui procure une sorte d’apaisement – la construction de cette œuvre dense et relativement courte est en réalité formellement plus libre que ne le lais-sent penser les recherches de sonorités et de moyens d’expression des instruments (col legno, touche, sul ponticello, etc). L’énergétique bref premier mouvement répond bien à sa notation con fuoco : une danse qui ne laisse de repos ni à l’auditeur ni aux instrumentistes, peu mélodique et comme taillé d’une pièce avec des rythmes très marqués. Le deuxième mouvement, tout en ironie parfois teintée de menace donne une place centrale à l’alto et à l’aigu du violoncelle. Le troisième mouvement, sur une danse slovaque livre un thème populaire entraînant dont le traitement raffiné des pizzicati n’est pas sans évoquer Stravinsky. L’Andante qui clôture le quatuor est nettement plus ample que les autres mouvements, il abandonne les rythmes vifs pour déployer une poésie contemplative en grand contraste avec les trois mouvements précédents. Ce mouvement se termine comme dans un léger battement de cœur venant à s’éteindre dans le recueillement.

L’écriture de l’ensemble de l’œuvre montre une maîtrise totale du discours qui jamais ne tourne à la confusion malgré les audaces de forme et d’expression. Un critique de l’époque soulignait à juste titre que ce Quatuor témoignait d’un tempérament éruptif, et que le compositeur ne pourrait que difficilement maintenir une telle allure d’inspiration, cela dit sans vouloir en rien diminuer les qualités d’invention. Je défie quiconque, disait ce critique, à l’exception de Hindemith de faire l’équivalent pour le rythme tempétueux, la musicalité et la clarté.


Quatuor n°2
Composé en 1925, dédicacé au Quatuor Roth et créé la même année à Berlin par le Quatuor Tchèque
Quatre mouvements : 1. Allegro agitato – 2. Thema con variazioni – 3. Allegro gajo – 4. Finale Andante quasi introduzione, allegro molto.
Durée : env. 19 minutes

Le Deuxième Quatuor, écrit un an après le précédent, possède la même vitalité rythmique que le premier, nouvelle page de pleine maturité d’expression. Schulhoff livre ici une pièce intériorisée, tendue et profonde dont la forte structure permet une lecture claire, avec des éléments du folklore tchèque servant de support aux principaux thèmes.

L’Allegro initial commence par un thème unique marqué d’un ostinato fort, le second thème qui n’est que le miroir du premier intervient plus tard avec un développement assombri. Le deuxième mouvement est cette fois le mouvement lent du quatuor, contrairement à ce que Schulhoff avait construit pour le Quatuor n°1 : un magnifique solo de l’alto ouvre le thème suivi de six variations. Ce thème est chargé de mystère et ses variations se font en forme de danses, même un Fox Trot soudain, pour revenir à une atmosphère plus réservée. Le troisième mouvement annonce un Allegro gajo. Le "gajo" serait une polka campagnarde, ici coulée dans la forme sonate, alors que la polka d’origine est une danse citadine. Une curiosité qui ne laisse d’intriguer. Le Quatuor se conclut avec un Andante dont le thème se fait progressivement jour au violoncelle que viennent entourer les trois autres cordes dans une sorte de moderne bataille livrant de magnifiques unissons.

L’économie de moyens et l’ingéniosité des textures des Quatuors de Schulhoff montrent combien le compositeur savait ne pas être inutilement prolixe avec les idées qu’il voulait exprimer.

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